Avarice- Orange- Bowling
Enfin seul, son
fauteuil tient John à sa merci. Voilà, maintenant, John paye cher son choix,
son exil. Puisqu’il a préféré ne rien partager. Même pas avec le mandiant. Le voici
échoué dans son living. Cloué. Les mains en croix, comme un certain qu'il a dénigré. Il n’a
plus de force. Vidé. Puis, lentement, son bras droit conduit alors une flûte à
sa bouche. Vide. Déjà vide. De sens. Sans aucun son. De toute façon, il n’a plus
soif.
Il se
sentait très pauvre. Et c’était peut-être le cas.
Minuit moins
le quart. Saint-Hubert.
X
X X
- Rose, je ne suis pas jalouse…mais sorry, John ne te respecte pas !!
Isa était
d’abord une femme, ensuite une révoltée. Mais voilà, Rose l’aimait comme ça. C’est
aussi pour cela qu’elle avait décidé de passer quelques jours chez elle, à Bruxelles,
directement après l’enterrement de son beau-frère et après avoir appris que
John avait décidé de rentrer à Saint-Hubert. Sans l’attendre. Sans emphase.
Seul.
- Isa, tu exagères…un peu. John n’est pas la seule cause de mon mal-être. Il m’offre parfois une bagues, un collier…
- Arrête ! A son lever, tu pourras bientôt lui chanter la classique de l’avare : « Il est l’or, l’or de se lever…Monseignior... ». Et surtout, si il a le droit de ne pas partager mes convictions philosophiques, qu’il respecte celles des autres! Moi, j’ai besoin que tu sois respectée, notamment en tant que femme !
Dans l’estaminet vieux chêne, des relents de cigarettes mal dissimulées n’en finissaient pas de vouloir mourir. Les uns après les autres, les bocks de bière avaient fini par faner Rose. Voilà trois jours que Rose dormait chez son amie. Mal.
- Tu le sais Isa…Ce cauchemar. Ce cauchemar de toujours, qui me traîne chaque fois qu’un homme me maltraite.
Tu le sais : c’est cette boule ronde, noire, énorme, qui roule, qui gronde, qui vient vers moi, guidée par la colère, qui écrase tout sur son passage. Ce boulet de canon qui ne laisse aucune place; et nous, nous sommes des quilles, ses quilles ! et chaque fois, le boulet noir réalise un strike : tout le monde est écrasé , bousculé, quand il est là, quand il nous frappe…
A côté de cela, il y a une ombre orange, une autre boule qui n’ose pas dire ce qu’elle est…Mais qui fait du bien !
Puis la boule noire disparait, part jouer, se moque. Des autres.
Claque la porte. Violemment. Strike !
Alors, enfin, la boule orange devient une femme, sans visage,
claire, lumineuse. Mais elle continue à se taire. On ose deviner une très belle
dame. Ses bleus sur sa peau sont presque beaux.
- C’est de ton père dont tu nous parles, n’est-ce pas, Rose ?
Deux nouveaux bocks de bières se déposent encore sur la table imbibée, en guise de réponse. Rose tente de vider sa chope . Et mouille sa jupe. Des hommes la dévisage. La musique est forte. Mais bonne. Bonne à prendre. Mais c’est trop. Cette fois, elle pleure.
- Oui. Et de ma maman. Maman me manque. Papa a été méchant. Pourquoi tu as été si méchant ? Papa… ?
Dans l’artère
noire, une ambulance en trombe hurle, hurle qu’il est trop tard. Pour réparer.
Et des odeurs
de frites sont là, flirtent avec nos sens. Nous bousculent. Des hommes nous voient,
nous épient. Mais n’osent pas baver. Et
c’est bon. C’est bon de les voir attendre, de les voir se noyer dans leur gueuse.
Ça devrait être bon. A prendre. Apprendre. Apprendre à aimer. A être aimée.
Isa aussi
aurait voulu être aimée. Oh oui, elle aussi, elle aurait voulu. Maintenant,
elles ne boivent plus : elles avalent ! Elles ont besoin. Les sens ;
les sens se perdent. Pourtant, elles n’osent pas . S’aimer. Les mains sont ici
et là. Proches. Une chatte miaule. Odeurs de moules. Jeux de mains. Pas vilain.
La bière les lave de tous soupçons. Ou presque. Voilà, maintemant, les mots se
sont perdus ! Des hommes les devinent. Jeu de boules, jeu de couleurs. Orange. Noire.
La bière les sauvent : elles sont folles,
elles s’oublient, l’estaminet a disparu, ne leur appartient plus. Ou plutôt, si,
maintemant, tout leur appartient : les paroles s’enchantent, s’enchainent !
les hommes leurs appartiennent ! Enfin. Ils ne frappent plus que le vent, ne battent
plus que le vide ! Elles sont, pour un instant, au-dessus de la souffrance,
au-delà de l’essentiel. Au-delà de l’amour. Enfin, elles osent.
Minuit
moins une. Ou moins deux…
5 commentaires:
Bonjour Patrick,
Sans vouloir arriver comme un chien dans ton jeu de quilles que tu as certes, volontairement et savamment disposées, certaines de tes phrases me rendent hésitante quant à la clarté du récit. Une succession de mots, de phrases très courtes comme des touches de couleur qui éclatent sous cette boule de bowling rendent cependant l'ensemble du tableau très riche et chargé d'émotions.
Tu joues habilement avec les mots qui se mêlent aux sens et inversement.
Sous l'emprise de la bière, et de son reflet "orangé" des vérités se révèlent et s'estompent, en effaçant tout ce qui fait honte, tout ce qui fait mal.
De la Geuze au délire, entre Rose et Isa, tout peut se dire, tout peut être osé en parfaite liberté.
Reviendrons-nous à un débat philosophique entre Isa et John qui ne partage pas ses opinions ?
Un bilan de vie après avoir tant voyagé à travers le monde, tel que John est décrit dans son portrait initial ?
Très bon dimanche !
Bien amicalement,
Christiane
Bonjour Patrick,
Je sors de la lecture de ton texte le souffle retenu. Je suis transportée dans une ambiance un peu anxiogène et je suis comme *mal à l’aise*. L’entrechoquement des mots, les phrases courtes etc…. donnent un rythme fou qui m’épate !
Je ne comprends pas encore où tu mènes tes personnages, mais tu offres un texte assez bluffant ! Je suis un lecteur qui adhère bien à cette situation alambiquée entre des personnages qui perdent pied, pourtant je suis incapable d’imaginer où tu les conduits.
Bonne poursuite et belle semaine à toi. Françoise
bonjour Patrick,
Une ambiance de polar noir. je partage l'avis de Christiane et de Françoise, sur ton style des phrases courtes, percutantes, des mots incisifs, aiguisés pour trancher comme une lame. Tu es un jongleur de mots. Captivant.
Belle performance sur le strike. J'aime beaucoup la tirade de Rose sur le bowling et la maltraitance de sa mère.
John est abandonné dans son fauteuil avec une flute vide, tandis qu'ISA et Rose roulent sous la table, d'avoir trop bu ? une belle excuse !
l'avenir de Rose et John semble compromis, mais peut-être pas. Finiront 'ils par se retrouver ?
Oserai je un point noir ? Je n'ai pas ressenti l'avarice, mais son contraire, l'abondance de bière. J'ERGOTE !
très curieuse de connaître l'avenir que tu réserves à tes personnages.
BRAVO
Bon Carnaval, aujourd'hui c'est mardi gras.
Ama Simeoni
Bonjour Patrick,
Toi ,tu oses la phrase à un mot.
Texte noir mais c'est le orange qui prend le dessus?
Superbe le passage de la boule orange.
Après cette soirée est-ce que Rose va retourner chez John?
A quoi joue Isa?
La chute m'a amusé et pourquoi pas minuit?
PS: La violence en toile de fond raconté avec finesse.
Merci.
Nadera
Bonjour Patrick,
Comme Françoise, je sors le souffle bloqué de la lecture de ton texte, c’est dire la force de cette superbe écriture poétique, violente, avec sous-jacent, un récit mélancolique qui se met en place. On vit le délabrement du couple John et Rose. On assiste à la naissance de la relation entre Rose et Isa dans une ambiance de bistrot à la Brel, ce qui ne présage guère un amour heureux et épanouissant. Et pendant ce temps là… John est seul.
Un détail : l’écriture poétique n’est évidemment pas soumise aux mêmes rigueurs linguistiques que la prose narrative ou le dialogue théâtral réaliste, mais elle est plus percutante si elle garde une cohérence intérieure. Dans :
« … John avait décidé de rentrer à Saint-Hubert. Sans l’attendre. Sans emphase. Seul. »
le « Sans emphase. » vient de nulle part et n’a aucun cohérence logique avec le contexte. Tu pourrais l’éclairer en ajoutant, avant ou après, quelque chose genre : « Sans une phrase. »
Le thème de ton prochain chapitre sera la colère. La couleur dominante du texte l’orange et l’élément-surprise un tableau de Monet dont tu trouveras l’image au bas de ton texte annoté.
Bon travail.
Liliane
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