vendredi 6 janvier 2023

 

Couleur : Blanc

Thème : la Gourmandise

Invité surprise : un jeune chien, berger allemand.

 

Quelques ocres dans un monde d’hommes. Ou de vrais chiens.

Cinq heures. Il ouvrit les yeux.

C’est tôt pour avoir froid. Pas certain que Paris s’éveille par ce froid de canard. Quoi qu’il en soit, John était de toute façon bien loin de Paris ...Il fallait donc s’extirper de ces draps moelleux en coton qui respiraient encore une nuit bienfaitrice. Il savait que la journée allait l’agacer, comme chaque fois. Pourtant, avait-il le choix ?  Aujourd’hui, Gaston, garde-chasse depuis si longtemps, avait besoin de lui. De lui comme de tous les hommes en âge des environs.

Au dehors, curieusement, on eût dit que la cotonnade, en s’éveillant, s’étalait à perte de vue au ras du sol. En automne, à Saint Hubert, une brume laiteuse avait coutume de s’inviter à la chasse. Toutefois, en tant que garde-forestier, John n’était pas un rabatteur comme les autres. Même si bon nombre d’entre eux connaissaient la pratique, pour d’autres plus jeunes, c’était une première fois.

Huit heures.

-          « Bon, écoutez-les gars, quand vous avez avalé votre boisson, il sera temps de se mettre en route. Ici, on ne rigole pas : Gaston est parti marcher avec les chasseurs… ».

Pascal, qui n’a jamais sa langue en poche, apostropha John en ricanant :

-          « Ah bon, c’est les chasseurs qui marchent cette fois, mais nous qui buvons la gnole aux postes de tir et qui nous tapons la ‘Grosse Madeleine’ ensuite ? ».

John racla sa gorge :

-          « Suffit Pascal » s’exclama-t-il. « Nous allons remonter, pousser le gibier vers les chasseurs. On partira d’ici, en ligne, vers le Nord-Est. Arrivés au ‘Bloc-Ry’, nous tournons vers le Nord-Ouest jusqu’au ‘Try du taille’. Je vous guiderai, comme d’habitude. Gustave ? »

Une voix d’outre-tombe émergea : « Quoi encore ? »

-          « Tu t’occupes des chiens. ».

-           « HO HISS » Et la bande d’hommes se mit en branle.    

 

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Comment savoir qui tenait l’autre ? En tous cas, ils se soutenaient l’un l’autre : comme toujours, en rebattant le gibier ou non, John arpentait les sentiers en compagnie de son inséparable bâton de marche. Un vrai compagnon. D’ailleurs, il osait tout lui raconter. Mais cette fois, un poids pesait encore sur son estomac. Il n’avait toujours pas digéré le mensonge et l’infidélité faite à son épouse. Du reste, il ne lui dirait jamais. Cette masse sur le ventre était survenue dès son retour à la maison ; et maintenant ne le quittait plus.

Mais qu’est-ce qui lui avait pris, sur la plage d’Ostende, de vouloir séduire cette femme, qu’il ne connaissait ni d’Adam ni de d’Eve ? L’écume, souvent si apaisante, rythmée par de vagues mouvements laiteux, à elle-seule, pouvait suffire pour le calmer, réduire son stress après une réunion trop houleuse. Non, pas cette fois…Des draps, trop blancs que pour rester propres s’en sont mêlés ; parce qu’il avait faim sans fin, parce qu’il avait faim sans savoir pourquoi. Maintenant, il perdait pied.

Son bâton lui rappela qu’il était sur terre, et que le relief venait de changer, qu’il ne montait plus. D’ailleurs la sapinière faisait maintenant place à une hêtraie. Les chiens, comme affamés, hurlaient ; et plus encore ! Terrés jusqu’à la dernière minute, à moins de trois mètres de John, un chevreuil sorti en premier et, interloqué, pris le parti de foncer à travers la hêtraie, vers chasseurs qui l’attendaient. Puis un brocard, sans doute son petit de l’année passée, tout aussi paniqué, décida lui de descendre vers la sapinière, noire et sombre.

Coup de poker. Sauvé.

Un coup de feu éclata. De l’autre côté, plus au nord. Silence bref. Puis deux coups. Et un dernier.  Le premier chevreuil venait sans doute nous saluer, une dernière fois.

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Sans se rendre compte qu’il noyait des centaines de fourmis, comme Gargantua l’avait fait avec …des milliers de Parisiens selon les dires de Rabelais, Gaston soupirait d’aise les yeux perdus dans les étoiles blanches. Blanches et punaisées par le gel. Les rafales secouaient la cime des sapins.  L’air devenait humide.  Dans la pénombre du soir, il croyait deviner quelques masses nageuses parvenant de l’ouest. Il neigerait.  Il ferma sa brayette.

Le froid le fit rejoindre les chasseurs déjà attablés dans le pavillon de chasse. John se devait d’assister à ce repas mais sans plaisir… Il ne savait même pas si Gaston lui-même en profitait.

-          Alors, Mr le Baron, on l’a eu ce coup-ci, le dix cors, n’est-ce pas ?

-          Oui, Mr le Notaire, mais ce n’est pas avec ton arbalète à poudre qu’on aurait pu l’avoir !!!

Les rires, déjà gras, fusaient au travers de l’unique pièce, faite de mélèzes, sans aucune fenêtre ouverte.  Oui effectivement, un des plus vieux cerfs des forêts de Saint-Hubert avait, finalement, tiré sa révérence. De là à en rire…John était mal à l’aise.

Le vin, qui semblait encore plus rouge que d’habitude en ce jour de chasse, faisait place au Maitrank, ce petit alcool qui vous fait très vite comment vous vous appelez… Au coin, près du poêle, un jeune chien était là, las. Perdu. Seul. Les autres chiens étaient entre eux, dehors. Ils se connaissaient bien ; eux, c’étaient des chiens de chasse. Mais Monsieur le Baron avait tenu à faire rentrer son chiot. C’était un magnifique berger allemand. Qui se demander ce qu’il faisait là…Las.

Mais la « Grosse Madeleine », elle, seule au milieu de tous ces hommes, savait ce qu’elle faisait là !  Ah, oui, elle le savait ! Et elle servait. Et copieusement ! Vous n’en voulez plus de mes boudins, blancs ? Et bien, en voilà encore. Le jeune Marcel, pour qui c’était la première chasse, semblait baver dans le pigeonnant de la Grosse Madeleine.

Et une bouteille se renverse ! Une ! et une louche de groseilles par ici, une ! et les champignons par là, s’il vous plait ! Et la sauce au chocolat sur le gibier ! « HO HISS ! en cadence ! En chantant !

-          Par ici, la Madeleine, tu me laisses mourir de faim ! Ressers-moi vite !  Ripaillons, les Gars !

« HO HISS, les Gars ! » Plus vite ! Plus, toujours plus, encore plus !!!

Et les mains baladent. Dessus. Et ça crie !

La nappe blanche est morte : vive la Grosse Madeleine ! quand va-t-on se rouler dans les ordures ? Hé, La Grosse Madeleine, quand est-ce que Gargantua naitra de ton oreille, bon sang !?

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John sorti de ce tourbillon. Taché.  Abasourdi. Car il le savait : ils ne mangeaient plus que par les yeux.

Mon dieu que le lac Majeur était loin. Dans les yeux du chiot, au coin du feu, il avait su cueillir quelques sentiments. Doux. Quelques ocres. Chaudes.

Dehors, l’air respirait aussi. Un nouveau drap avait été dressé. Propre. Au sol d’abord. Puisque c’est la première neige.

Vingt-trois heures. Il ferma les yeux.

6 commentaires:

christian Vanderstraeten a dit…

Bonjour Patrick,

Aah, bien, voilà notre John de retour sur ses terres, loin de Paris – qui s’est réveillé il y a 55 ans – et d’Ostende ou il a fait une rencontre qu’il se reproche. Il perd pieds. S’en remettra – t-il ? Et sa compagne apprendra t’elle son infidélité ?

John nous fait vivre une chasse au gros gibier (un 10 cors tout de même) par une belle écriture ponctuée de quelques bons dialogues.

Au plaisir de lire la suite. Entre-temps, je te présente tous mes meilleurs vœux pour 2023.

Christian
Ps : perso, je n’aime pas trop le Maitrank

internetfiction2 a dit…

Bonjour Patrick,
Quelle partie de chasse ! Tu n’as épargné aucun cliché sur la trivialité de certaines de ces journées. Tu as raison, la gnôle circule parfois dès l’aube, le graillon étant au menu du soir ! Ta description du déroulé des opérations est très réaliste, assez « rustique» pour ce qui est du souper.
Je n’ai pas bien retrouvé l’idée que j’ai de la gourmandise. C’est ton choix d’orienter le thème vers des ripailles. John n’adhère pas vraiment à ce genre d’ambiances et de toute manière son esprit n’était pas trop à cette battue.
Je vois ce texte comme un petit intermède et j’espère la réapparition de Rose dans les volets suivants. Elle a été laissée toute nue sur le lit quand même !
Bien à toi. Françoise

Andrée D. a dit…

bonsoir Patrick,

Merci pour cette partie de chasse, une première pour moi, mais quel dommage pour le dix cors. Uns scène de cinéma, très visuelle, bravo ! et les consignes si bien intégrées.
Le menu de chasse pour gros appétits, gloutons ...
une ambiance de "crime", une écriture polar, tout le monde s'amuse, tout le monde ? non, pas John, ni le petit chien, je m'attends à découvrir un cadavre !

Après cet intermède médiéval, on a hâte de retrouver Rose, et comment va s'en sortir JOHN avec cette histoire de rencontre fugace à Ostende ?

Au plaisir de lire la suite.

Ama M

Jan M. a dit…

Bonjour Patrick,
Quel beau tableau de chasse ! Bravo d'avoir si bien introduit les consignes dans cette terre grasse et brumeuse d'automne des Ardennes dans laquelle évoluent le gibier apeuré, rabatteurs et chasseurs. John entouré de ses compères a quelque remords vis à vis de Rose, mais cette camaraderie paillarde fait oublier des états d'âme. Belle ambiance pantagruélique autour de la "grosse Madeleine" - ah bon ?! il ne s'agit simplement que d'une belle grosse tenancière de bistrot ? Compte tenu des références auxquelles tu fais allusion et qui m'obligent avec curiosité de chercher sur Wikipedia, je pensais qu'il s'agissait d'une église à Lille aussi appelée "la grosse Madeleine" du fait de sa forme trapue. Mais en lisant la suite de ton texte, on est loin d'une ambiance religieuse mais plutôt devant une amusante trivialité bien arrosée et bien colorée où il ne reste plus qu'à imaginer Pantagruel sortir de l'oreille de Gargamelle (merci Wiki !) Au coin du feu, le regard émouvant du chiot le ramène à la réalité et retour à la page blanche ! De l'agitation grivoise au calme, une très beau rythme ! Prochain tableau avec Rose ?
Bien amicalement
Christiane

Michel M. a dit…

Bonjour Patrick

La nappe blanche est morte, des draps trop blancs, un nouveau drap avait été dressé...
J'aime l'utilisation de ta couleur, c'est beau.
Il faut éloigner John des vagues d'Ostende pas sûr que Rose comprenne et accepte cette nouvelle infidélité ( une de plus à son tableau de chasse!).
Brillant le passage de la chasse dans les Ardennes tellement vivant.
Pendant ce temps Rose a aussi rencontré quelqu'un mais elle ne le regrette pas c'est d'ailleurs ce qui l'inquiète . Rose aime pourtant John et réciproquement mais il y'a chose qui cloche malgré tout. Est-ce que par hasard la grosse Madeleine a un lien de parenté avec Rose ?
Merci .
CHOUETTE ton texte.
Nadera

Liliane a dit…

Bonjour Patrick,
Je ne reviendrai pas sur la qualité de ton écriture. Les adjectifs que j’ai employés précédemment restent valables. La qualité littéraire de tes textes est évidente. J’ai particulièrement apprécié la cohérence interne de ton texte. La description des chasseurs est remarquable et la présence du chiot crée le contraste entre la violence des hommes avinés et la tendresse du jeune animal, métaphore des tendances de John partagé entre le goût de la chasse et le besoin de tendresse humaine.
Une allusion rapide fait le lien avec le texte précédent. Il a trompé Rose et il en est malade. On sait donc maintenant que, quoi qu’il fasse, John est amoureux de Rose, mais aussi que c’est compliqué, pour employer une expression à la mode. A propos ! A-t-il retrouvé son bagage à main et la bague destinée à Rose ? Nous le saurons sans doute plus tard.
Par ailleurs, tu utilises les consignes très efficacement et je m’en réjouis. Ton texte en est imprégné mais on les reconnaît seulement si on ne les connaît au départ. C’est très exactement ce que je souhaite dans le cadre de ce travail : que les consignes nourrissent les textes et ne soient pas « collées » pour faire plaisir à l’animatrice.
Un petit reproche : en dépit du plaisir que j’ai à te lire, je te rappelle la limite de 700 mots environ. T’astreindre à la respecter est une consigne supplémentaire.
Le thème de ton prochain chapitre sera l’orgueil. La couleur dominante du texte le bleu et l’élément-surprise un manteau dont tu trouveras l’image au bas de ton texte annoté.
Bon travail.