Rouge,
Paresse et Violoncelle
Et l'heure trébucha
07 :56. Au
pied du square Victoria Regina, Bruxelles grouille déjà. Et depuis longtemps
pour lui ; la nuit avait été très courte pour Olivier. Du haut du dernier
étage de l’immeuble qu’il occupait, il devinait que ces fourmis couraient après
une quelconque habitude. Pourtant, aujourd’hui les lacets gris ou rouges qui
défilaient sur les rails de la Gare du Nord ne l’amusaient pas du tout. Ses
yeux étaient fixés sur les deux Towers Proximus qui, de coutume, jouaient avec
le vent.
Et là, maintenant, écrasé dans le cuir de son siège, Olivier
hésite. Encore. Une première goutte perle sur son front ; puis chute. Très
vite, une autre a déjà choisi. De glisser. Elle, du moins. Car lui, par contre,
il a le vertige : il prendrait un risque considérable. D’un autre côté… Mon
Dieu, quelle journée…
Son GSM personnel fini par prendre la décision ! Et maintenant,
les ondes s’amusent à faire le tour du monde, avant de parvenir à son
interlocuteur !
- -
« Waouw, que me vaut un appel téléphonique
à cette heure matinale de la part du big boss de la ‘Computer Crime Unit’ ?!! Est-ce
que je dois faire un mot d’excuse à l’intention de ton supérieur, pour avoir
trop pinter avec moi hier soir, mon très cher ami ? » ironisa John.
Olivier B. était un ami de très longue date, bien plus malin
que lui, qui n’avait cessé de grimper dans la hiérarchie, spécialisé dans la
gestion de conflits nationaux et internationaux, particulièrement en matière informatique.
- - « John, tais-toi… ».
Sa respiration, saccadée, n’était que trop
excédée !
« Ce coup de téléphone peut notamment
me coûter ma place !! C’est à propos de Rose ».
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X X
Depuis
cette guerre sino-européenne en demi-teinte, à caractère socio-économique, qui
perdurait depuis deux ans, Rose avait perdu l’habitude de déguster un
cappuccino si tôt, vers huit heure du matin, même dans ce bar milanais qu’elle
affectionnait particulièrement en raison de ses mélodies exceptionnelles, lequel
portait bien son nom : «Violoncello e pianoforte ». Puisque qu’elle
avait perdu son job, à l’image d’une douce et longue phrase dans un manuscrit
qui n’en finit pas, ses journées paressaient, elles aussi, tandis que ses yeux
découvraient, souvent de dos, quelques belles formes masculines, ce tout en
appréciant par exemple l’excellente complainte d’Adam Hurst intitulée « Séduction »…Toutefois,
sous la bannière de ce « Fare niente », cette quiétude n’était
qu’apparente. Car, ce matin, à la gare
centrale de Milan, Rose a rendez-vous. Certes, avec le violoncelle et le
piano ; mais surtout, avec Isa…
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X X
08 : 02.
John, abasourdi par les dires alarmistes d’Olivier, n’y croyait pas vraiment.
N’empêche, comme c’était parfois arrivé en temps de paix… Il s’exécuta donc et voulu
joindre Rose immédiatement.
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X X
Malgré l’origine fasciste de la gare milanaise Isabelle
continuait à être subjuguée par le jeu de l’acier et du verre qui semblent se
moquer des printemps successifs. Il était clair que cette lumière et cette
force métallique galvanisaient ces hommes et ces femmes qui fonçaient
aveuglément dans un vacarme effrayant vers les murs de marbres, sans vouloir
savoir de quoi serait fait demain. Tantôt. Maintenant. Une voix froide et
mécanique les dirige encore, depuis Mussolini jusqu’à l’instant, d’une voie à
l’autre. Et le mendiant, non admis, passe inaperçu dans ce film gris et glacé.
Mais Isabelle rêve, s’emballe !
Et ne voit plus que les trains riches et rouges qui l’enflamment. Encore
quelques minutes, et elle la retrouvera, parmi mille arômes chauds…Pas à pas.
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X X
08 :05. « Non,
ce n’est pas possible ! Quelle peste ! Elle a encore fermé l’accès à
son GSM ! ». Olivier avait pourtant insisté lourdement pour qu’elle
quitte Milan sans délais. John ne put que déposer un message alarmiste. Et
l’angoisse le saisit.
08 :07. Il
pensa enfin à Isa ! Et forma son numéro. Dans sa prière, les secondes de
son chapelet, lourdes et pesantes, s’égrenaient. Dans un puits sans fond. Elle
ne répondait pas. John devenait fou, enragé ! Impuissant... Alors, impertinent, il osa
penser au Créateur, lui qui n’avait mis les pieds dans une église que pour se
rafraichir…
Rose, maintenant à mille lieues de lui, et de son cœur. Déchiré.
Ecarlate.
Et puis, tout d’un coup, il se
souvint de son ami Luigi, qui habitait le centre de Milan. Evidemment !
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X X
08 :13. Le
GSM allumé dans le creux de sa main, Luigi courait, sans ménagement pour les
autres piétons, bousculant l’épicier, fonçant vers le bar « Violoncello e
pianoforte », réputé notamment pour son cadre Art Déco. Et puis, Luigi, il
était comme ça : il le ferait, même au prix de sa propre vie, simplement
parce qu’un ami le lui avait demandé. Or, cette fois, John l’avait supplié.
Alors…
-
- « John, … » cracha-t-il, « …je
suis à quelques centaines de mètres … ».
Tout semblait comme d’habitude, même si nous vivions dans
une « drôle de guerre » : l’employé à bicyclette tiré à quatre
épingles passait le feu au rouge calmement, le taxi montait doucement sur la
bordure, les bus saluaient quelques automobilistes à coups de klaxons déjà
fatigués…
Luigi jeta quelques gouttes de sueur au sol…
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X X
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08 :14. Et
l’heure trébucha. On s’en doutait. Alors…alors le violoncelle et le piano,
cette explosion de vie, se mirent en grève de concert. Subitement. Comme
soulagés de ne plus devoir être. Alors, doucement, elle se renversa sur la
jupe, courte, de Rose. Mais cette tache de café se colora bizarrement d’un
rouge, presque feu. Les arômes avaient été absorbés par sa poitrine, ou par son
chemisier, troué, blessé. Et, curieusement, ils avaient été remplacés
simultanément par une odeur forte, unique, uniforme. De brulé. Arômes presque
noirs. Chemise presque brune.
La voix de la Station Centrale s’était mécaniquement tue.
Même lui, même l’acier se tordait de douleur. Mais il vivait encore. Mal. Comme
le jeune enfant, juste à côté de lui. Les lumières, fragiles, étaient mortes, en
mille morceaux, elles aussi. Les marbres imploraient ; et confessaient leurs
faiblesses que le rouge cardinal absolvait en de trop nombreuses galeries. Voilà,
ça y est, cette fois, les hommes arrêtent de courir. Et paressent, enfin.
Et puis, il y a toujours Isa, qui lui a jeté une dernière
gerbe, une dernière couronne d’amour, un dernier sourire. Et, respire d’espoir.
X
X X
Devant, derrière, à droite, à
gauche, partout, il y avait des rouges dans lesquels on croirait se noyer. Oui,
c’est ça : il y avait encore quelque chose de pétillant, d’enivrant, dans
ces couleurs tapageuses, presque trop vives pour être vivantes. Quelque chose
de Bologne ou de New-York, quelque chose dont on se souvient.
Souvent.
Trop souvent.
5 commentaires:
Bonjour Patrick,
Comme toujours, tes phrases courtes et saccadées - comme des touches vives ça et là d'un tableau impressionniste - m'obligent à te relire plusieurs fois et à réfléchir sur le fond de l'histoire. C'est que, dans mon cerveau - peut-être trop simpliste? - je n'arrive pas toujours à traduire tes analogies, symboles et expressions qui veulent tout dire. J'en suis très frustrée, car j'entends bien toutes tes belles mélodies subtiles et imagées, mais n'en maitrise pas le solfège du premier coup.
Comme tu l'annonces au départ dans ton portrait de John, tu nous fais voyager vers plein d'horizons différents où Rose est toujours là, présente et absente à la fois. Et cette fin tragique, laissant des éclaboussure de sang sur deux histoires d'amour qui se chevauchent est très poignante ! Je lis ton histoire comme une pièce de théâtre où je n'ai pas compris tous les détails mais qui m'a laissée admirative d'un très beau et très original spectacle.
Bien amicalement
Christiane
Bonjour Patrick.
Sans doute suis-je déconcentrée et c’est désolant lorsqu’on est face à un travail remarquable. Dans cet ultime texte j’ai retrouvé ta prose époustouflante.
J’avoue cependant m’être perdue en route. Suis-je pardonnée.
La consigne de 700 mots est une sacrée contrainte ! Est-ce elle, qui nous freine afin qu’on aille plus à l’essentiel.
Je suis certaine que ton travail achevé sera fantastique. Peut-être que quelques césures sont possibles sans endommager quoique ce soit à cette belle histoire d’amour.
A bientôt Francoise
BONSOIR Patrick,
Tout d'abord, Merci pour ton examen détaillé de ma nouvelle. C'est un considérable travail et je tiendrai compte de tes avis dans la forme finale.
18 minutes, en 18 minutes, tu dis tant de choses ! Tu as le style polar, rapide, vif. Ce n'est pas facile de te suivre car en si peu de mots, il faut aller à l'essentiel impérativement. Tu as commencé en Italie et tu termines à la gare de Milan, dans un bain de sang, attentat. J'aurais aimé un dernier texte pour expliquer ce qui s'est passé à Milan. Rose et Isabelle sont tuées ensemble; deux histoires d'amour qui se superposent; Comment John vit il cela ?
Quelle écriture haletante, je suis admirative.
Bravo, j'essaierai de relire le tout d'une traite
Amicalement
Ama
Bonjour Patrick,
Tu fais fort une fois de plus avec ce texte.
Texte écrit en Rouge, on en a plein la vue. In fine, c'est la couleur qui prédomine sur les autres, pas d'arc en ciel pour la fin.
Ce café qui est dévié de sa trajectoire et cette musique qui fait place au silence mortifère. Je trouve cette écriture géniale, originale, imagée et sophistiquée. Tu maîtrises également le rythme qui me tiens en haleine.
Remarque:
Chaque texte est un bijou.
Dans le texte 4 avec Isa " Il m'offre parfois une bagues ( j'ai vu un s), je me suis faite la réflexion que dans le texte 1 il avait perdu cette bague. Bien sûr, il peut lui en avoir offert d'autre mais il ne s'agit pas d'une bague mais de LA bague , c'est autre chose. Tout cela pour dire qu'avant de mourir de manière symbolique cette bague peut réapparaître par exemple " Rose s'attarde sur sa bague et remarque qu'elle a perdu de son éclat , ou que sa couleur commence à ternir...
Pour Luigi, je l'évoquerai ex quand Jhon a le cafard au moment où il digère mal le fait d'avoir perdu la bague. Même si le coup de fil ne donne rien.
Ce ne sont que des suggestions car je ne vois rien d'autres.
Pour une première participation bravo.
Travail remarquable!
Merci pour cette belle palette de couleur.
Je retiens malgré cette fin tragique que le rouge est la couleur de l'amour et de la passion .
Félicitations.
Nadera
Bonjour Patrick,
Un dernier texte en apothéose sanglante. Toujours ton écriture très belle, très poétique, parfois à la limite de l’hermétisme. C’est le propre d’une écriture poétique. Elle peut émouvoir par son rythme, par ses sonorités, par la force des images. Passer chaque phrase au filtre de la raison pure et dure peut en amoindrir l’impact. En revanche, comme il s’agit d’une nouvelle, il faut que la cohérence du récit soit indiscutable et accessible au lecteur.
Je suis d’accord avec Nadera : « Qu’en est-il de la bague perdue ? » Le détail est trop important pour que tu le laisses sans suite. C’est toujours la vieille histoire du cendrier d’Hitchcock : tout dans un texte, comme dans un film, doit avoir une raison d’être. Si vous montrez un cendrier, disait-il, il doit avoir une fonction autre que celle de recevoir des cendres, par exemple devenir l’arme du crime. Si la bague est perdue, cela doit avoir des conséquences, sinon il ne faut pas en parler.
Un souci dans ce dernier texte encore : l’emploi des temps. Même dans une écriture poétique, il doit rester rigoureux car il est l’architecture du texte. On peut se permettre mille et une fantaisies décoratives dans une maison, mais il faut que les murs tiennent ! C’est vrai aussi pour l’écriture. Je t’ai donné quelques conseils dans le texte annoté, mais c’est à toi de décider si tu écris tout au présent ou au passé. J’ai bien dit « tout ». Ce devrait être ta préoccupation principale dans ta relecture en vue de la mise au point finale. Je te recommande d’ailleurs une première relecture qui ne s’attache qu’à cela : l’harmonisation de l’emploi des temps. Et dans un deuxième temps seulement, te préoccuper des autres aspects en tenant compte des commentaires, que tu as reçus au fil du travail et des recommandations générales que j’ai publiées.
Bon travail,
Liliane
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